Palais des Études, École Nationale Superieur des Beaux-Arts, Paris Source: Wikipedia |
Difficile à dire. Mais on ne peut pas sombrer dans une martyrologie sentimentaliste en ce qui les concerne. On n’est pas enclin non plus à croire en la munificence de l’homme face au désastre ; les comportements crapuleux existent bel et bien. Nous sommes dans l’obligation de rectifier le tir et de dire ce qu’il en est, d’après les documents, de démystifier le comportement des marchands, des courtiers, et de tous ceux dans le monde de l’art qui savaient pertinemment bien que ‘ces messieurs’ étaient bel et bien leurs clients, que les objets dont ils disposaient provenaient de collections spoliées, un point, c’est tout. Si, par contre, on prend au pied de la lettre tous les mémoires d’après-guerre produits par ces mêmes marchands et collectionneurs, il n’y a plus rien à dire, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. C’est dommage, beaucoup de gens ont été exterminés, pour rien, pour ce qu’ils étaient, et c’est bien malheureux, et on passe à autre chose. Glorifier les marchands et les collectionneurs dans un combat héroïque contre le Golgotha nazi, ça, non, il faut bien tirer un trait quelque part. Il faut que l’on tire et que l’on tire juste.
Par exemple, est-ce qu’on laisse Matisse tranquille ou non ? Que savait-il ? Pourquoi ne disait-il rien ? S’il existe des documents qui attestent de sa connaissance des rafles, des aryanisations, et des spoliations de ses propres œuvres—quelqu’un a dû lui dire ce qui se passait à Paris—quelles ont été ses réactions? Peut-être qu’il s’en balançait éperdument, lui aussi ? Un tableau, un dessin, ben, c’est un tableau, un dessin. Si je les perds, j’en refais d’autres. Il se peut que ceux qui se sentent les plus concernés par ces pertes sont les consommateurs de ses œuvres, ceux qui en profitent. Peut-être que les artistes sont indifférents au fait que leurs œuvres soient pillées. Mais, s’ils ne disent rien, que pouvons-nous dire ? Avons-nous le droit de nous prononcer sur la question ? Puisque l’on ne peut pas anticiper leur réaction, il faut au moins que l’on puisse créer un contexte, un cadre dans lequel se situe l’action. Pendant que Matisse peignait et dessinait à Nice, des centaines de collectionneurs d’origine juive se faisaient spolier, parmi les objets qu’ils ont perdus figuraient des œuvres créées par Matisse. Le régime auquel il a prêté son nom s’adonnait au pillage de ses œuvres. Purement et simplement. La même logique s’applique à Picasso, Braque, et d’autres artistes de renom, y compris le fasciste Vlaminck, les opportunistes comme Van Dongen, Derain, Dufy, et Dunoyer de Segonzac.
Il faut arriver à restituer aux artistes leurs parcours et leur persécution, de souligner les pertes physiques et intellectuelles, de rappeler à tous que les écrits des historiens continuent de passer sous silence l’anéantissement de toute une classe d’artistes et d’intellectuels, peut-être par ignorance, peut-être parce qu’ils pensent qu’en parlant des victimes de la déportation, ils se sont acquittés de toute responsabilité d’entrer dans les détails. Mais, cet oubli accidentel constitue en soi un déni inacceptable de la contribution de ces artistes et intellectuels juifs au patrimoine culturel et intellectuel non seulement de la France mais de l’Europe toute entière. Il faut le redire une fois pour toute : la libération des pays occupés par les Nazis fut une belle victoire, mais l’absence des retrouvailles aux terrasses des cafés qui avaient servi in extenso de salons et de salles à manger pour ces artistes en manque de tout, sauf d’inspiration et de cœur, résonne comme un écho dans un abîme dont la profondeur ne peut être mesurée.
Leur absence nous bouleverse et laisse un trou béant dans notre existence. C’est toute une mouvance artistique et intellectuelle qui a disparu de la planète. Et c’est une marque du succès du programme national-socialiste et de celui de ses alliés antisémites, bon ton bon goût. Oui, le goût a eu sa revanche, mais à quel prix !
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