Un extrait de la conférence/colloque qui s'est tenue le jeudi 4 septembre 1997 à 9h30 sur les conséquences juridiques et morales des restitutions d’oeuvres et d’objets d’art dans la grande salle de l’Hôtel Ritz-Carlton, 2100 Massachusetts Avenue, NW, à Washington, DC.
C’est Ori Z. Soltes, directeur du Musée national juif du B’nai B’rith qui ouvre la conférence. Marvin Kalb, célèbre journaliste et commentateur de la télévision américaine, que l’on peut reconnaître instantanément par la cravate rouge vif qu’il porte, présente les différents interlocuteurs invités à participer à ce colloque. Ils sont :
Konstantin Akinsha, journaliste et conseiller à la rédaction du magazine ‘Art News’ et titulaire d’un doctorat de l’Institut d’histoire de l’art de l’Université d’Etat de Moscou
Monique Bourlet, directrice du bureau qui gère les collections des musées de France, dont 2000 œuvres qui ont fait l’objet de nombreuses discussions récemment.
Stuart Eizenstat, sous-secrétaire d’Etat aux questions économiques, agricoles et commerciales et envoyé spécial du Président Bill Clinton sur les demandes de restitution de titres de propriété en Europe de l’Est et centrale.
Hector Feliciano, auteur du ‘Musée disparu’, fruit d’une enquête de sept ans sur les pillages artistiques du Reich.
Robert Fohr, directeur de la communication pour les musées de France
Michael Hausfeld, avocat de la partie civile contre les banques suisses.
William Honan, correspondant national du New York Times pour les questions de l’enseignement supérieur, et auteur d’un livre qui vient de sortir, intitulé « Treasure Hunt » [Chasse au trésor]
Willi Korte, juriste allemande, spécialiste des restitutions d’œuvres spoliées
Jim Leach, député républicain, président de la Commission bancaire de la Chambre des Représentants
Constance Loewenthal, administratrice de l’International Foundation for Art Research [IFAR]
Nita M. Lowey, député démocrate, circonscription de Westchester, NY
Marc Masurovsky, chercheur et auteur du rapport du Ministère des Finances américain sur le rôle de cette agence durant et après la Seconde Guerre Mondiale dans la quête et l’élimination des biens nazis à l’étranger. Il sert également d’interprète pour les deux délégués du gouvernement français, Monique Bourlet et Robert Fohr.
Lynn Nicholas, auteur du ‘Rape of Europa’
Ori Z. Soltes, directeur du Musée National Juif Klutznick, au B’nai B’rith.
Thomas E. Starnes, avocat qui travaille gratis pour les demandeurs d’œuvres spoliées
Gary Vikan, directeur de la Walters Art Gallery à Baltimore
La séance commence officiellement à 9h40. Ori prend la parole :
« Cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe continue de se refaire en posant des questions troublantes qui ressurgissent des pages jaunies de la mémoire de l’Holocauste.
Les victimes, juives et non-juives, l’or volé en dépôt dans les coffres des banques suisses, font partie d’un cadre plus large portant sur les complicités et les expressions d’innocence, d’un côté, et les vénalités, de l’autre.
La Suisse a occupé pendant un certain temps l’avant-scène médiatique, sur les questions de l’or volé… Néanmoins le public devient de plus en plus conscient des spoliations d’œuvres d’art, qu’il s’agisse de toiles provenant de collections françaises retrouvées en Allemagne, ou de toiles provenant de collections allemandes repérées dans l’ex-Union Soviétique… Ces dossiers nous obligent à définir ce que constituent les responsabilités morales et juridiques des gouvernements et des individus—commissaires d’expositions, marchands de tableaux, directeurs de musées, journalistes—face aux mouvements d’œuvres d’art spoliées il y a plus de cinquante ans.
Il faut que l’on définisse la portée historique de ces vols, qui s’étendent bien au-delà de la Shoah et de la Seconde Guerre mondiale. S’applique-t-elle aux antiquités du British Museum à Londres qui furent expédiées de la Grèce il y a plus de 190 ans ? S’applique-t-elle aux œuvres confisquées par la Corée il y a 50 ans, ou à une mosaïque qui fut retrouvée à Chypre il y a 20 ans ?
Est-ce que les lois actuelles suffisent pour fournir des réponses à ces questions ? Est-ce qu’un musée doit être tenu responsable pour produire une provenance absolument parfaite pour chaque œuvre qui se trouve dans ses collections ?
Kalb demande pourquoi se pose-t-on aujourd’hui la question des conséquences morales et juridiques des restitutions d’œuvres spoliées pendant la Shoah. Selon lui, les raisons en sont multiples : le siècle achève son cycle, les survivants et témoins de la Shoah se meurent. Peut-être la Shoah a redéfini les normes qui délimitent l’amoralité de l’homme—un phénomène qui doit être appréhendé, compris, et isolé, à moins qu’on ne lui permette de se répandre tel un virus de la haine au 21ème siècle. Ou bien nous ressentons maintenant le besoin d’obtenir des réponses à des questions épineuses.
Kalb donne la parole à Monique Bourlet, pour laquelle je sers d’interprète. Elle explique le statut des quelques 2000 œuvres d’art qui bénéficient d’un statut particulier au sein des musées français : ces œuvres leur avaient été livrées à la fin de la guerre, et les autorités françaises examinèrent leur statut jusqu’en 1950. « J’ai dû examiner le statut juridique de ces œuvres d’art bien spéciales. Il est évident qu’elles peuvent être récupérées tant que l’on présente un document qui certifie que la personne demanderesse possède un droit de propriété légitime pour l’œuvre en question. » Elle poursuit : « Sur les 70 000 œuvres d’art découvertes en Allemagne qui furent spoliées en France, nous avons pu en rendre 45 000. En 1949, il y en avait pour lesquelles il était impossible d’établir un titre de propriété. Les musées décidèrent de les vendre en demandant que certaines soient mises de côté en raison de leur valeur. Il y en avait 2000 dans cette catégorie, les soi-disant MNR. » D’après Bourlet, les recherches s’intensifient dans les fonds d’archives pour établir l’identité des propriétaires de ces œuvres, en vue de leur restitution éventuelle. Ces œuvres, il s’avère, avaient été vendues pendant la guerre. »
Robert Fohr, directeur de la communication pour les musées de France, ajoute :
« On nous a accusé d’avoir caché ces œuvres, ce que contredisent les faits. On a fait tout notre possible pour les restituer. »
Kalb demande à Feliciano d’intervenir sur la question des MNR :
« En dépit de ce qui a été dit, il était très difficile d’obtenir un inventaire de ces objets et une provenance détaillée pour chacun. Enfin de compte, j’ai dû tout faire moi-même et j’ai pu retracer le parcours de certains tableaux. Au Centre Pompidou, par exemple, il y a 40 tableaux qui doivent être restitués. Environ 90 pour cent de ces tableaux ont été spoliés. L’un d’eux appartient à la famille Kann. C’est tout ce que je voulais dire pour le moment. Mais je ne sais pas si j’aurai le temps de parler d’autre chose. »
Kalb : « Ne vous en faites pas. Vous en aurez l’occasion. »
Feliciano : « Ah bon ? »
Kalb : « Mais, oui. »
Feliciano : « Ah ! Ce n’était qu’une discussion. Je comprends… »
La parole est maintenant à Konstantin Akinsha qui se spécialise dans les évènements d’Europe de l’Est. Il décrit une exposition d’art spolié qui s’est tenu au Musée Pouchkine de Moscou en 1995, intitulée « Sauvés deux fois. » Akinsha note que ces œuvres ont été volées, tout d’abord, par les Allemands aux juifs hongrois, puis par l’Armée Rouge et expédiées derechef en Union Soviétique à la fin de la guerre. Donc, il propose un nouveau titre pour l’exposition : « Spoliées deux fois » ce qui fait rire l’audience.
Akinsha maintient que des squelettes existent dans toutes les armoires de l’Europe sur la question des restitutions d’œuvres spoliées. A ses yeux, toute solution au problème des restitution se trouve ancrée dans le droit international et au niveau des Etats européens.
Puis Kalb se tourne vers moi, me remercie de servir comme interprète. Toutefois, il me rappelle que je suis présent parce que j’ai quelques mots à dire sur la restitution des œuvres d’art spoliées. Je prends donc la parole.
J’insiste surtout sur le fait que des milliers d’œuvres d’art spoliées ont traversé l’océan et intégrées aux Etats-Unis de nombreuses collections particulières, y compris celles tenues par des musées. « J’apprécie les commentaires de M. Akinsha, mais puisque ces œuvres se trouvent aussi aux Etats-Unis, le problème incombe également aux tribunaux américains où les demandeurs ont le droit de se faire entendre et obtenir gain de cause. C’est tout ce que je vais dire pour l’instant. »
Akinsha : «Vous dites que des milliers d’œuvres d’art ont fait leur apparition sur le marché américain. Est-ce que vous pouvez le prouver ? »
Masurovsky : « Pour l’instant, les preuves sont circonstantielles, mais ce que je peux vous affirmer, c’est que toutes les flèches pointent vers l’est, selon de nombreux documents d’archives. »
Akinsha : « Quels documents ? »
Masurovsky : « OSS, Ministère des Finances, Département d’Etat, documents émanant du gouvernement français. »
Kalb : « C’est très bien que vous puissiez vous interviewer mais ce serait préférable que cela se fasse à la fin des premières interventions. »
La salle s’esclaffe.
Masurovsky : « Avec plaisir. »
Kalb se tourne vers Lynn Nicholas qui remémore ce qu’elle perçoit comme des acquis positifs sur la question des restitutions. Tout d’abord, la résistance de nombreuses personnalités du monde de l’art face aux déprédations nazies, en particulier les administrateurs de musées européens, y compris ceux de certains musées allemands. « N’oublions pas aussi les efforts sans égal des forces armées alliées et des commissions de récupération artistiques organisées par les pays libérés. Leurs activités durèrent près de vingt ans après la fin de la guerre. Tous ces efforts produisirent des milliers de restitutions à leurs propriétaires attitrés. Bien évidemment, les procédures de restitution n’étaient pas toujours équitables, mais pensez donc aux complications résultant du déracinement de ces œuvres et de leur mobilité. Ces jours-ci, on appelle cela, « le phénomène du déracinement mobile. »
Nicholas remarque que le marché de l’art fut en pleine efflorescence pendant la guerre. « Des milliers d’objets étaient achetés et vendus et troqués dans tous les pays occupés, par toutes sortes de gens…Ces œuvres circulaient partout… Beaucoup d’objets ont fini dans les Amériques dès la fin des années trente, et ont été vendues ici, la plupart du temps légalement par leurs propriétaires, mais de temps en temps les mandataires ont trahi la confiance des propriétaires. Des objets ont survécu dans des cachettes improvisées comme les toiles d’une Rothschild qui furent enterrées dans une dune de sable sur une plage française. On ne sait plus laquelle… »
Pour finir, Nicholas met en garde ses collègues avec lesquels elle partage le podium : « En général, lorsqu’on découvre un objet que l’on suppose être spolié, il est trop facile de conclure qu’il doit être restitué sans savoir si son propriétaire légitime l’a récupéré après la guerre et les circonstances de ses déplacements. » Elle conclut en mettant en garde contre les chasses aux sorcières dénuées de fondement.
Tom Starnes, avocat, membre du cabinet d’Andrews et Kurth à Washington, DC, représente les héritiers Goodman contre M. Searle, milliardaire détenteur d’un pastel de Degas qui appartenait à leur grand-père ? ou grand-oncle, Fritz Gutmann, et qui refuse de le rendre. Néanmoins, Starnes pense que les tribunaux américains sont favorables à un règlement des contentieux concernant les restitutions d’œuvres d’art. La doctrine fondamentale à la base de ces procédures stipule que l’acte de spoliation n’accorde aucun droit de propriété au spoliateur, donc le possesseur d’un objet spolié non-restitué n’est pas le propriétaire légitime de l’objet spolié. Par contre, en Europe, les droits de l’acheteur de bonne foi prévalent souvent et accordent au détenteur d’un objet spolié les mêmes droits qu’à un propriétaire légitime.
C’est au tour de Constance Loewenthal, directrice de l’International Foundation for Art Research, future directrice de la Commission for Art Recovery, présidée par Ron Lauder, dont l’annonce surviendra trois semaines plus tard. Selon Melle. Loewenthal, « les vols d’œuvres d’art durant l’Holocauste peuvent être remédiés parce que les chefs-d’œuvre ont l’habitude de survivre aux pires calamités puisque leur valeur ne cesse d’augmenter. »
Le journaliste américain, Bill Honan, nous rappelle tous que 20 millions de personnes sont mortes pendant la Deuxième guerre mondiale (un chiffre bien trop conservateur, puisque le chiffre officiel se rapproche des 55 millions de morts) et qu’il ne faut pas mettre sur le même plan les vols commis par les troupes américains lors de la libération de l’Europe et les spoliations nazies. C’est lui qui dénicha, avec l’aide de Willi Korte, le fameux trésor de Quedlinguen au domicile d’un ancien combattant américain qui s’était retiré au tréfonds du Texas.
Quant à Gary Vikan, directeur du Walters à Baltimore, il s’attarde longuement sur les difficultés qu’éprouvent les dirigeants des musées lorsqu’il s’agit d’acquérir un objet pour leurs collections. Conscients de l’origine de l’objet, doivent-ils le rejeter parce qu’il provient d’une source douteuse ? ou devraient-ils l’intégrer dans leur collection en raison de sa beauté et de son importance historique et esthétique, quitte à embraser certaines personnes ?
Mon camarade, Willi Korte, se veut modeste. Néanmoins …. Affichant un certain scepticisme, Korte prend ses distances eu égard à Akinsha et sa foi en un règlement des restitutions par application du droit international. Comme l’indique Korte, la plupart des pays européens préfèrent invoquer leur code civil pour résoudre les questions de restitutions, ce qui favorise l’acquéreur de bonne foi. Donc, selon lui, il faut faire pression sur les gouvernements eux-mêmes pour qu’ils modifient leurs lois afin que les spoliés puissent se faire entendre dans leurs tribunaux.
Pour la première fois depuis le début de la conférence, Korte fait état des spoliations de biens juifs bien avant le déclenchement de la guerre. D’après lui, documents à l’appui, les ressortissants allemands d’origine juive se voient contraints de céder leurs biens à des prix cassés ou de les abandonner purement et simplement par crainte de représailles ou d’arrestation. Il admet que, depuis qu’il travaille sur ces questions depuis près de dix ans, il est inondé de requêtes d’aide venant d’anciens déportés ou d’héritiers de familles qui avaient fui le Reich, puis l’Europe nazie, laissant toutes leurs possessions derrière eux. Il espère qu’un organisme international puisse prendre en charge les demandes qui affluent sur son bureau pour que la petite vieille dame bien aimable du quartier soit en mesure de récupérer son bien après plus de 60 ans.
Entre en scène M. Stuart Eizenstat qui nous flatte de sa présence car il faut qu’il nous quitte presqu’aussitôt. Son calendrier, voyez-vous, est très chargé. Après un échange de plaisanteries avec Kalb, Eizenstat entame son petit discours qui, je dois le dire, n’a rien à voir avec le sujet de notre colloque, excepté vers la fin lorsqu’il mentionne les spoliations de biens culturels. Mais il saisit l’occasion pour nous rappeler ses travaux laborieux concernant les mouvements de lingots et de pièces d’or monétaire saisis par les Nazis et qui contiendraient les restes des bijoux que possédaient des centaines de milliers d’hommes et de femmes juives anéanties dans les camps de la mort.
Il mentionne les travaux de la Commission Mattéoli concernant les biens spoliés en France. D’après lui, « Il est certain que des œuvres d’art appartenant à des personnes juives ou à la communauté juive se trouvent dans les musées de France, dont le Louvre » et que le gouvernement français s’engage à restituer ces œuvres ou «prendre les mesures nécessaires pour que ces œuvres soient identifiables. » Ici règne une certaine ambiguïté. Après tout, soit on restitue soit on ne restitue rien. Il est vrai qu’en France, la direction de la communauté juive favoriserait une restitution morale, autrement dit, la reconnaissance du pillage, l’admission du crime, peut-être un acte pédagogique qui commémore la mémoire des victimes, sans qu’il n’y ait de cession de biens favorisant le spolié. Le commentaire d’Eizenstat me laisse coi, car je me demande ce qui se passe dans les coulisses du Département d’Etat et ce que mijote le groupe Mattéoli. Enfin, il faut que je continue d’interpréter pour Mme. Bourlet et M. Fohr.
Tout le monde applaudit le discours élongué de M. Eizenstat qui nous quitte, comme prévu. Kalb annonce la suppression de la pause-café de 15 minutes dans l’intérêt du colloque qui entre dans sa phase de discussion ouverte.
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