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15 April 2018

La "question juive" et le marché de l'art en France, 1940-1944

by Marc Masurovsky

[This paper was delivered in French at an international conference in Bonn, Germany, on November 30, 2017. The conference focused on plunder and art trafficking in wartime France, 1940-1944, and was sponsored by the Deutsches Zentrum Kulturgutverluste.]

J’ai choisi de vous parler de la « question juive » et du marché de l’art à Paris pendant l’occupation de la France par les troupes et services du Reich allemand, de mi-juin 1940 à la fin du mois d’août 1944.

Pourquoi un tel sujet ? 

Je me suis demandé, peut-être naïvement, s’il était utile d’associer la “question juive” au marchéde l’art en France sous Vichy et l’occupation allemande. Mon intention était de proposer la notion suivante : la campagne antijuive, antisémite, menée en tandem par la France de Vichy et par l’occupant allemand, a changéde manière radicale le comportement des gens en France en injectant la « question juive » dans leur quotidien, leur vécu, leurs échanges, leurs rapports personnels et professionnels. Avant juin-juillet 1940, on ne prenait pas de décisions dans un contexte juif/non-juif ou aryen. Mais pendant quatre longues années, cette dualitéjuive/aryenne ou juive/non juive fit partie de la vie quotidienne de ceux et celles qui vivaient en France et surtout dans les villes où on pouvait trouver une communauté juive.Mise en pratique dans le monde de l’art, dans le marchéde l’art, la question juive, àmes yeux, devient pertinente.

Que veut-on dire par la “question juive” ?

Cette expression suggère une remise en cause, la nécessitéde questionner ce qui est « juif », la qualité de « juif, » la spécificité« juive. » C’est une question qui se pose différemment selon que l’on soit juif, ou non juif.

Le débat sur la question juive a été lancé par des philosophes allemands dans la première moitié du 19ème siècle, dans un contexte tout autre, à savoir l’émancipation des juifs vivant dans les provinces allemandes.

En 1843, Karl Marx rédige une « Réflexion sur la question juive » qui prend à partie un pamphlet polémique « La question juive », rédigé la même année par un de ses anciens professeurs, Bruno Bauer. Ce dernier était opposé à l’émancipation des communautés juives implantés en terres allemandes. Dans sa réplique à Bauer, Marx associe indissolublement la qualité de juif à une activité économique. Autrement dit, on ne peut être juif sans être producteur de capital, de richesse économique. Si on suit le raisonnement de Marx, l’émancipation des juifs, le règlement de la question juive ne peut s’accomplir que si les juifs abandonnent délibérément leur qualité de juif telle qu’elle est supposée être conçue dans un contexte capitaliste. Cela reviendrait à dire qu’une communauté juive émancipée accepterait de perdre son essence juive, qui, elle, est liée à une activité spécifique de production de capital. Même si Marx pensait honnêtement que son projet était humaniste et séculier, ma vulgarisation de ses propos avancés en 1843, soit cent ans avant la Shoah, démontre comment un tel argument pouvait être complètement dénaturé un siècle plus tard par la montée des idéologies fondées sur l’inégalité des races et la supériorité de la race aryenne qui trouveront leur écho dans le national socialisme allemand et ses variantes antisémites dans l’extrême-droite française. Je ne suis pas ici pour faire le procès de Marx mais je voulais simplement retracer très brièvement la généalogie de cette expression néfaste.

La réflexion de Marx sur la « question juive » remet donc en cause l’essence de la judéité, la qualité de juif, sa substance spirituelle, culturelle, et existentielle. Parler de « question juive » équivaut à questionner la raison d’être « juif ». A partir de 1940, la solution de la question juive implique l’extirpation des juifs de la vie économique de la société civile en leur soutirant leurs richesses et leurs capacités de produire, de consommer, d’exister économiquement, socialement, religieusement et culturellement. Pour moi, la question juive comme notion antisémite s’inscrit dans une interprétation économique de la qualité de « juif. »

L’activité économique qui nous intéresse aujourd’hui est celle qui caractérise le marché de l’art, un organisme complexe, qui ressemble plutôt à un tissu de réseaux et de filaments liant entre eux à des degrés divers artistes, marchands, collectionneurs, courtiers, personnels de musées, de galeries, de maisons de vente, notaires, avocats, banquiers, experts, historiens de l’art dont les compétences aident à soutenir et maintenir ce que l’on appelle le marché de l’art. Ces filaments s’étendent à travers l’Europe—et même au-delà jusque dans les Amériques et l’Asie. Ce monde ne peut fonctionner sans opacité, un monde dominé par le secret d’affaires. Après 1940, tout change. Les marchands, les galéristes, les collectionneurs d’origine juive disparaissent du marché, tandis que leurs inventaires, leurs biens culturels et artistiques s’écoulent par les mêmes réseaux dont ils se servaient avant l’imposition de mesures discriminatoires les excluant de toute activité économique. Vu l’intimité des rapports qui existaient entre tous les différents acteurs du marché de l’art, il est impossible d’exclure la possibilité que les marchands non-juifs n’aient acheté et vendu des objets qui appartenaient à leurs homologues juifs, souvent rivaux et concurrents. Très vite, les réseaux du marché de l’art s’adaptent à la nouvelle réalité—ils se maintiennent et s’épanouissent sous couvert d’une force d’occupation militaire et policière nazie et un régime autoritaire de collaboration qui se déclare français et qui est, par sa nature même, antisémite.

De nouveaux clients se manifestent à Paris. En l’occurrence, des milliers de fonctionnaires civils et militaires qui travaillent pour l’administration allemande, les services de sécurité et les différents ministères du Reich implantés d’ores et déjà en France occupée. S’y ajoutent les effectifs des sociétés commerciales, financières et industrielles des pays de l’Axe en quête de nouveaux clients. Ces nouveaux-venus accroissent la demande pour des objets et œuvres d’art sur le marché parisien. Les reçus des marchands, les factures, les bons de transport, les échanges de correspondance constituent une partie des preuves matérielles qui confirment la multiplication des transactions entre acteurs du marché de l’art en France occupée et une importante clientèle provenant du Reich et de ses territoires annexes.

Si la politique antijuive de Vichy et de l’occupant allemand nécessite la mise en place d’une France ‘judenrein’—sans juifs, qu’ils soient nés en France ou venant d’un autre pays, un marchéde l’art déjudaïsérequiert l’anéantissement de sa composante juive, c’est-à-dire, des membres de l’école de Paris et de leurs œuvres ainsi que l’exclusion des marchands, collectionneurs et autres spécialistes et courtiers qui peuplent ce marchéet qui sont fichés comme appartenant àla communauté juive.

Qui sont ces artistes ?

Installés en France par centaines depuis le début du 20ème siècle, ils avaient quittéleurs foyers en Europe de l’Est et dans les Balkans en quête d’une inspiration artistique qu’ils étaient sûrs de trouver à l’Ouest et plus précisément en France. Ce sont les grands oubliés, les marginaux, pauvres, difficilement intégrés dans la société française, dans les milieux de l’art. Ils s’expriment en yiddisch, en russe, en d’autres langues slaves. Ils fréquentent certains cafés surtout ceux de Montparnasse comme le Dome et la Rotonde. Bien que les grands marchands juifs parisiens les ignorent, ils créent leurs propres réseaux, persévèrent, côtoient de grands artistes comme Chagall, Braque, Picasso, Modigliani et Soutine, ils attirent des collectionneurs et marchands séduits par leur romantisme et le lyrisme de leurs œuvres. La plupart sont des crève-la-faim. Mais ils persistent et arrivent à faire entrer leurs œuvres dans une multitude de salons et d’expositions. Leur présence pose un défi au goût officiel qui met en avant un art « français. » Si bien que lorsque la France tombe sous le joug nazi en 1940, une dualité entre art « français » et art « juif » prend forme. 

Si le goût officiel que prônent les milieux conservateurs plutôt aisés du monde de l’art se démarque de cet art produit par des personnes juives venant de l’Est, l’instauration d’un régime autoritaire et antisémite servira à réaffirmer que ces artistes « étrangers » ne reflètent aucunement les valeurs de la France qu’imaginent les vichyistes. Yvon Bizardel en profita pour définir Vichy en ces termes : c’est la revanche du goût contre les dérives esthétiques qui caractérisèrent l’entre-deux-guerres et le déclin de la troisième république. D’une certaine façon, l’imposition d’une esthétique bien « française » est à l’ordre du jour pendant ces années noires. Mais pour ce faire, il faut se débarrasser des « autres » et les remplacer par des artistes de mérite qui sont, par ailleurs, non juifs et français. En tout cas, c’est comme cela que je le ressens, en particulier, lors de l’annonce de la nouvelle école de Paris en 1941, suite à une série d’expositions regroupant des artistes français à tendance moderne, certains fortement abstraits, d’autres puissamment figuratifs et traditionnalistes dans les thèmes qu’ils explorent. Nouvelle école de Paris. Le choix des mots est particulièrement pervers, quand on sait quelle a été la destinée de la quasi-totalité des membres de l’école de Paris de l’entre-deux-guerres, juive et étrangère, en grande partie massacrée ou morte dans des conditions atroces produites par l’isolement, la terreur, et le manque.

Peut-on argumenter que le renouveau de l’art français sous Vichy constitue une étape nécessaire dans la déjudaïsation de la vie artistique en France?

Faut-il en déduire que l’épuration de l’Ecole de Paris cède la place à cet art « français » non juif sous Vichy et au-delà ?

L’activité commerciale artistique évolue dans un climat de plus en plus sévère. L’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg de concert avec les services de sécurité du parti nazi lancent une campagne systématique visant à extirper de la société française tout ce qui est « juif. » L’ERR cible les collections d’œuvres et d’objets d’art appartenant à des propriétaires juifs--collectionneurs, marchands, et artistes confondus. Le musée du Jeu de Paume, sous la direction des spécialistes de l’ERR en poste à Paris, se transforme dès l’automne de 1940 en centre de triage, de sélection, de catalogage et de traitement de dizaines de milliers d’objets et d’œuvres d’art de toutes sortes, de qualité extrêmement variable, soutirés à des centaines de propriétaires d’origine juive tant dans la région parisienne que dans le Sud-ouest et éventuellement tout au long de la côte d’azur. Paris devient la plaque tournante d’un marché de l’art où pullulent une quantité impossible à chiffrer d’objets et d’œuvres d’art pillés, confisqués, aryanisés. Le Jeu de Paume regorge d’objets ; l’excédent est dispersé parmi une douzaine de dépôts auxiliaires aménagés pour la plupart dans les quartiers huppés de la capitale en particulier dans le 8ème, le 16ème et le 17èmearrondissement. Un réseau d’appartements et d’hôtels complète cette infrastructure de recel d’objets pillés. Tout ce qui n’est pas emballé et convoyé vers le Reich est recyclable sur le marché parisien et de temps à autre à destination de pays limitrophes—Belgique, Hollande, Suisse, Italie, Autriche, même vers le Gouvernement général dans ce qui fut la Pologne. Pouvons-nous parler d’une suroffre d’objets pillés? Il serait facile de dire que l’excédent d’objets pillés fut convoyé à destination des villes allemandes frappés par les bombardements alliés. Mais la situation est bien plus compliquée. Les documents d’époque et les dossiers de restitution d’après-guerre nous laissent croire que la majorité des objets volés chez les particuliers n’ont jamais été enregistrés par les fonctionnaires de l’ERR ou de la Dienststelle Westen. Et pourtant, ces objets ont bel et bien disparu. De nombreux foyers ont subi des actes de pillage répêtés, parfois trois, quatre, même cinq perquisitions, s’étendant sur plusieurs années. Une partie de ces objets seulement furent « traités » au Jeu de Paume. Qu’en est-il du reste ? Comme réponse possible : ils ont été écoulés par des antiquaires, des bouquinistes, des luthiers, des joaillers, des galeries d’art, des salles de ventes, par des ventes improvisées dans des lieux aussi insolites que des hôtels et des restaurants. Ce recyclage nécessita des milliers de personnes disposées à faciliter pour toutes sortes de raisons, la monétisation de la propriété juive. 

La M-Aktion agit comme courroie de transmission entre les agences de pillage et les points de vente ; le Jeu de Paume, comme centre de tri, opère des sélections d’objets à rendre à la M-Aktion pour être ensuite vendus sur le marché. La machine de pillage et de recyclage assure un débit important de produits pillés. Les marchands, en général bien renseignés sur de nouvelles sources d’objets à exploiter, devaient bien se douter que l’origine de tant d’objets en circulation était illicite, le fruit d’une confiscation, d’un prélèvement exécuté par des commandos à la solde de l’occupant ou de Vichy. Le marché noir qu’entretenait différents services allemands, regorgeait lui aussi de biens pillés et fournissait des filières de recyclage qui s’étendaient au-delà des frontières, en particulier vers l’Espagne et la Suisse, animées par la pègre corse, des collabos venant de pays alliés à l’Axe et de temps en temps par des mauvaises graines de la communauté juive, des opportunistes qui se retournèrent contre leurs compatriotes, motivés par l’appât du gain. Quoiqu’ils ne fussent pas très nombreux, leur existence est indéniable ainsi que leur participation au pillage économique et artistique de la communauté juive en France occupée.

Après quatre années de pillages, de confiscations, de saisies, dans le cadre d’une entreprise génocidaire, le marché de l’art en 1945 est totalement compromis, pollué, contaminé par une masse d’objets et d’œuvres, difficilement identifiables, mais qui proviennent de foyers exterminés, de vies brisées. Tous les recoins de ce qu’on appelle le monde de l’art, sont impliqués dans cette entreprise, y compris les fonctionnaires en poste qui officialisaient et rationnalisaient ces actes de pillages contre la communauté juive. Le comble voudrait que tout ce beau monde invoque après la guerre la bonne foi telle une incantation, afin de défendre leur comportement. Entretemps, six millions de vies humaines à travers l’Europe ont été effacées dans des circonstances on ne peut plus cruelles. 

Quand les forces alliées entrent dans Paris, le marché de l’art de l’après-guerre est privé de sa composante juive pour cause de génocide. Les marchands juifs rescapés sont ceux qui quittèrent la France à temps ou se terrèrent dans des villages isolés en attendant des jours meilleurs. Ils revinrent dans un Paris où seuls des fantômes bavardent en yiddish aux terrasses des cafés.